Biais de compensation morale
« Après avoir fait une bonne action, je peux me permettre une action socialement indésirable. »
Définition
Il arrive que des individus se servent des bonnes actions qu’ils ont accomplies dans le passé pour justifier et légitimer leurs comportements nuisibles actuels [1, 2, 3]. Une explication possible de ce phénomène est le biais de compensation morale.
Nous pouvons parler de biais, car, dans la réalité, les conséquences de nos actions ne se contrebalancent pas, c’est-à-dire que commettre une « bonne » action n’a aucun effet sur le fait que la mauvaise action demeure mauvaise. Ainsi, ce phénomène nous amène à produire des comportements que nous ne ferions pas habituellement, motivés par la crainte de paraitre immoraux [4]. Ce biais comporte à la fois une dimension sociale et une dimension individuelle. La société contribue à définir des normes qui déterminent si nos actions sont désirables ou indésirables, et ces normes font partie des éléments qui nous servent ensuite de barème pour établir notre valeur personnelle. Le biais naît donc d’un désir de s’afficher comme une bonne personne, tant à soi [3, 5] qu’aux yeux des autres [5], même quand nos actions semblent prouver le contraire.
Exemple
Depuis un an, pour obtenir un petit revenu supplémentaire, vous consacrez une journée par semaine à aider une personne en situation de handicap à faire ses courses et aller à ses rendez-vous médicaux. Au moment de remplir votre rapport d’imposition, vous vous permettez d’omettre de déclarer ce revenu additionnel [2]. Vous vous dites que de toute façon, ce revenu a été gagné en faisant une bonne action et que vous avez amplement fait votre part pour la société dans la dernière année. Dans cette situation, la personne est sous l’impression que les bonnes actions accomplies l’affranchissent de contribuer à la société en payant sa juste part d’impôts.
Explication
Les comportements qui sont bénéfiques pour la société impliquent souvent des coûts pour ceux et celles qui les adoptent, en temps, en argent et en énergie. De l’autre côté, ne pas les adopter peut engendrer de la culpabilité [4] et une tension chez les individus, qui souhaitent bien faire, mais qui ne sont pas toujours prêts à assumer les coûts qui y sont associés [3]. Le biais de compensation morale joue donc le rôle d’une balance interne qui nous permet de nous autoriser des comportements moins coûteux quand notre réservoir de bonnes actions nous semble suffisamment rempli [3].
Deux modèles sont proposés pour expliquer ce processus. Le modèle du « crédit moral » fait référence à un compte crédité par nos actions socialement désirables, et débité lorsqu’on se conduit de façon socialement indésirable [1,4,5]. Ainsi, lorsqu’on est conscient-e que l’action qu’on s’apprête à accomplir n’est pas souhaitable, on peut considérer qu’on a accompli suffisamment de bonnes actions pour se permettre une mauvaise action sans que cela nous fasse passer pour une mauvaise personne. Dans l’autre modèle, celui de la référence morale, c’est notre perception de l’action nuisible qui est changée. Par exemple, après s’être procuré des ampoules à basse consommation, on ne considère plus le fait de les laisser allumées pendant une longue période comme un comportement nocif, car on juge que leur impact environnemental est négligeable. Selon cette explication, le biais de compensation morale agit plutôt comme une lentille qui change nos standards de ce qui est socialement acceptable [1,4,5].
Conséquences
Ce qui confère une importance particulière à ce biais est son impact contre-productif sur les politiques publiques. Par exemple, après avoir instauré une campagne encourageant les gens à améliorer l’efficacité énergétique de leur maison, des chercheurs ont constaté que les ménages ayant atteint le meilleur rendement énergétique étaient aussi ceux qui avaient le plus tendance à s’accorder des « petits excès » en laissant les lumières allumées plus longtemps ou en augmentant la température du chauffage [4,5], neutralisant ainsi en grande partie les effets du programme.
Des effets similaires ont été observés dans des programmes promouvant l’embauche de personnes issues des minorités et la réduction des habitudes de surconsommation [2]. Ainsi, après avoir démontré leur position non raciste (une bonne action) dans un scénario simulé, des dirigeant-es d’entreprise avaient tendance à engager moins de candidats Noir-es (une mauvaise action) dans de vrais scénarios, non-simulés [1]. Similairement, des consommateurs avaient davantage tendance à dépenser pour des produits de luxe après avoir pris part à une action caritative [4]. Il devient donc difficile d’engendrer des changements positifs à l’échelle de la population, puisque les actions proposées engendrent un relâchement dans une autre sphère.
Pistes de réflexion pour agir à la lumière de ce biais
Changer nos bonnes actions en habitudes, car une fois qu’une routine est établie, le processus décisionnel menant à l’action est moins demandant et moins influençable par des facteurs externes, comme nos comportements passés ou futurs [3].
S’accorder un délai supplémentaire avant d’effectuer une action ou de prendre une décision nous permet de réfléchir aux motivations derrière celle-ci, et à l’orienter davantage en fonction de nos valeurs que de l’état de notre compte de crédit moral.
Faire preuve d’humilité en remettant en perspective la portée des gestes que l'on pose, et la nécessité de les maintenir sur une longue période pour pouvoir avoir un impact nous aidera peut-être à en venir à la conclusion qu’on n’aura jamais réellement accompli trop de bonnes actions.
Comment mesure-t-on ce biais?
On divise un bassin de participant-es en deux groupes. On propose au premier groupe de prendre part à une activité perçue positivement, par exemple, une activité de ramassage de déchets dans les rues (groupe de la bonne action). Au contraire, le deuxième groupe de participant-es se voit proposer une activité perçue négativement par la société, comme l’achat de produits de luxe (groupe de la mauvaise action) [4].
Par la suite, une deuxième activité est proposée à tou-tes les participant-es. Celle-ci consiste généralement en une situation où la bonne action est optionnelle, afin d’analyser le choix d’y prendre part ou pas. Par exemple, avant de quitter, on demande aux personnes intéressées de laisser leurs coordonnées afin d’être recontactées pour d’autres activités bénévoles. Les individus ont donc la possibilité d’éviter l’action moralement souhaitable, en ne laissant pas leurs coordonnées pour d’autres activités bénévoles. Lorsque ceci se produit davantage chez les individus du groupe de « la bonne action » que chez les participant-es de l’autre groupe, on peut conclure que ceux-ci ont été influencés par le biais de compensation morale [2].
Ce biais est discuté dans la littérature scientifique :
Ce biais a des répercussions au niveau individuel ou social :
Ce biais est démontré scientifiquement :
Références
[1] Merritt, Anna C., Daniel A. Effron, & Benoît Monin (2010). Moral self-licensing: when being good frees us to be bad. Social and Personality Psychology Compass 4(5): 344–357.
[2] Blanken, Irene, Niels van de Ven, & Marcel Zeelenberg (2015). A meta-analytic review of moral licensing. Personality and Social Psychology Bulletin 41(4), 540‑558.
[3] Sachdeva, Sonya, Rumen Iliev, & Douglas L. Medin (2009). Sinning saints and saintly sinners: The paradox of moral self-regulation. Psychological Science 20(4): 523‑28.
[4] Clot, Sophie, Gilles Grolleau, Lisette Ibanez, & Peguy Ndodjang (2014). L’effet de compensation morale ou comment les « bonnes actions » peuvent aboutir à une situation indésirable. Revue économique 65(3): 557‑72.
[5] Effron, Daniel A., & Paul Conway (2015). When virtue leads to villainy: Advances in research on moral self-licensing. Current Opinion in Psychology 6, 32‑35.
Tags
Niveau individuel, Niveau interpersonnel, Besoin d'estime de soi, Besoin de consonance cognitive
Biais reliés
Licence morale (synonyme)
Effet d’indulgence
théorie de l’affirmation de soi
Auteur-e
Sharlie Desmanches, étudiante au Baccalauréat en psychologie à l’Université du Québec à Montréal
Comment citer cette entrée
Desmanches, S. (2022). Biais de compensation morale. Dans G. Béghin, E. Gagnon-St-Pierre, C. Gratton & E. Muszynski (Eds). Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs Vol. 5. En ligne : www.shortcogs.com
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