Biais des croyances à somme nulle
« Je me sens en compétition avec certaines personnes et je pense que tout gain pour elles entraîne forcément une perte pour moi. »
Définition
Parfois, nous nous sentons en compétition avec d’autres personnes ou d’autres groupes sociaux [1], ce qui peut nous amener à développer un biais cognitif : le biais des croyances à somme nulle (en anglais zero-sum ; le principe de somme nulle implique que dans une situation de compétition, les gains d’une personne sont directement contrebalancés par les pertes des autres personnes). En effet, envisager les relations sociales comme une compétition peut nous faire croire que toute avancée pour une personne ou un groupe social, que cela soit en termes de droits, de ressources ou de statut, sera nécessairement accompagnée d’une perte équivalente pour nous ou notre groupe social [2]. Pourtant, dans la majorité des cas, cette compétition n’existe pas et, les gains des autres personnes ne sont pas conditionnés à des pertes équivalentes pour nous. Cette perception biaisée des relations entre les groupes a de lourdes conséquences sur le plan social, car elle engendre des attitudes négatives voire hostiles à l’égard des personnes ou groupes sociaux perçus comme des concurrents. Plusieurs études suggèrent que les hommes et les groupes ayant un haut statut social ont plus tendance à avoir recours aux croyances à somme nulle que les femmes [3] et les groupes ayant un statut social plus bas [2][3].
Exemple
Les relations entre les femmes et les hommes sont un terrain propice à l’émergence des croyances à somme nulle. En effet, des études montrent que les hommes ont davantage tendance à se percevoir en compétition avec les femmes que l’inverse [3], ce qui les pousse à penser que toute avancée pour les femmes (droits, statut, etc.) se traduit par une perte pour eux. C’est ce que suggère une étude [4], qui a montré que, durant les six dernières décennies, les hommes ont observé une baisse des discriminations envers les femmes et que parallèlement, ils estiment que les discriminations envers les hommes ont augmenté. Cette croyance à somme nulle constitue un biais car dans les faits, les discriminations envers les hommes n’ont pas augmenté durant cette période. Durant cette même période, les femmes ont observé la même baisse des discriminations envers leur groupe social mais n’ont pas constaté d’augmentation des discriminations envers les hommes. Percevoir les femmes comme des concurrentes fait croire aux hommes que ce qu’elles gagnent, elles le leur prennent.
Explication
Le principe de situation à somme nulle, issu de la théorie des jeux, décrit des situations compétitives dans lesquelles les gains d’une personne sont contrebalancés par les pertes des autres. C’est le cas de la plupart des jeux d’argent, comme le Poker, dans lesquels la somme remportée par le vainqueur est la mise perdue par les autres joueurs. Ce concept, appliqué à la psychologie, permet d’expliquer certaines relations et certains conflits entre les groupes sociaux.
D’après le Modèle Instrumental du Conflit Intergroupe [5], les croyances à somme nulle émergent à partir du moment où un groupe social se perçoit en compétition avec un autre. Cette compétition perçue apparait quand un groupe ou un individu convoite une ressource considérée comme limitée car elle est rare ou répartie inégalement et qu’un autre groupe ou individu concurrent se présente. Ces croyances entraînent des attitudes et comportements négatifs voire hostiles vis-à-vis du groupe concurrent qui ont pour but d’éliminer la compétition.
Dans notre exemple, les femmes sont perçues par les hommes comme un groupe concurrent capable de s’accaparer des ressources rares ou inégalement réparties comme les droits civiques. Les hommes se perçoivent donc en compétition avec elles et développent la croyance à somme nulle que si elles obtiennent de nouveaux droits, c’est que les hommes en perdent. Cette croyance est un biais car en vérité, les femmes et les hommes ne sont pas en compétition sur le plan des droits et donner des droits aux femmes n’implique absolument pas d’en enlever aux hommes. Ces croyances se traduisent par des attitudes négatives (p.ex. des préjugés) voire des comportements hostiles (p.ex. discrimination, agressions) des hommes vis-à-vis des femmes.
Conséquences
Le biais des croyances à somme nulle a de grandes conséquences sur les relations entre les groupes sociaux, puisqu’il pousse le groupe ou l’individu qui se perçoit en compétition à adopter une attitude anxieuse et défensive vis-à-vis de l’individu ou du groupe concurrent. Cela favorise l’émergence d’attitudes négatives, de stéréotypes et de préjugés, notamment racistes et sexistes. Les croyances à somme nulle engendrent un cercle vicieux qui favorise l’émergence de stéréotypes dont découleront des prophéties autoréalisatrices destructrices. C’est le cas des préjugés sexistes qui sont à l’origine de prophéties autoréalisatrices telles que le plafond de verre, qui fait référence à tous les freins invisibles qui empêchent les femmes de progresser socialement et professionnellement aussi vite et autant que les hommes. Ces attitudes négatives peuvent aussi déboucher sur des comportements discriminatoires (droits, embauche) voire hostiles (agressions verbales et physiques) envers le groupe concurrent. Les croyances à somme nulle sont donc un véritable moteur des conflits entre les groupes sociaux.
Pistes de réflexion pour agir à la lumière de ce biais
Voici quelques questions à se poser pour éviter de tomber dans le piège des croyances à somme nulle :
Cette ressource est-elle réellement rare ? Suis-je vraiment en compétition pour cette ressource ?
La ressource est-elle rare ou distribuée inéquitablement ? Mon concurrent est-il moins légitime que moi pour s’emparer de cette ressource ?
Ma stratégie pour éliminer la compétition est-elle juste envers mon concurrent ?
Comment mesure-t-on ce biais?
La grande majorité des études s’intéressant aux croyances à somme nulle sont conduites à l’aide de questionnaires qui visent à mesurer les dispositions d’un groupe social ou d’un individu envers un autre. Le cadre théorique développé par les chercheur-es met en relation la compétition perçue entre divers groupes sociaux, comme les hommes et les femmes [4] ou les natifs et les immigrant-es [1][5] et les croyances à somme nulle et attitudes négatives de ces divers groupes [4]. C’est de cette façon qu’un lien de cause à effet a pu être mis en évidence entre ces trois facteurs : la compétition perçue favorise l’émergence d’un biais de croyances à somme nulle qui favorise à son tour l’émergence d’attitudes négatives envers le groupe concurrent.
Ce biais est discuté dans la littérature scientifique :
Ce biais a des répercussions au niveau individuel ou social :
Ce biais est démontré scientifiquement :
Références
[1] Esses, Victoria M., Dovidio, John F., Jackson, Lynne M., & Armstrong, Tamara L. (2001). The immigration dilemma: The role of perceived group competition, ethnic prejudice, and national identity. Journal of Social issues, 57(3), 389-412.
[2] Wilkins, Clara L., Wellman, Joseph D., Babbitt, Laura G., Toosi, Negin R., & Schad, Katherine D. (2015). You can win but I can't lose: Bias against high-status groups increases their zero-sum beliefs about discrimination. Journal of Experimental Social Psychology, 57, 1-14.
[3] Ruthig, Joelle C., Kehn, Andre, Gamblin, Bradlee W., Vanderzanden, Karen, & Jones, Kelly (2017). When women’s gains equal men’s losses: Predicting a zero-sum perspective of gender status. Sex Roles, 76(1), 17-26.
[4] Kehn, Andre, & Ruthig, Joelle C. (2013). Perceptions of gender discrimination across six decades: The moderating roles of gender and age. Sex roles, 69(5), 289-296.
[5] Esses, Victoria M., Jackson, Lynne M., & Armstrong, Tamara L. (1998). Intergroup competition and attitudes toward immigrants and immigration: An instrumental model of group conflict. Journal of social issues, 54(4), 699-724.
Tags
Niveau intergroupes, Niveau interpersonnel, Besoin d'appartenance sociale, Besoin de sécurité
Biais reliés
On appelle aussi ce biais le biais « zero-sum ».
Auteur-e
Audric Mazzietti, Docteur en Psychologie, Enseignant-Chercheur à l’ESDES, Université Catholique de Lyon. Bibliographie disponible sur : https://www.headtech.fr
Comment citer cette entrée
Mazzietti, A. (2022). Biais des croyances à somme nulle. Dans G. Béghin, E. Gagnon-St-Pierre, C. Gratton, & E. Muszynski (Eds). Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs Vol. 5. En ligne : www.shortcogs.com
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